I'm not from here

Tout commence dans un avion, comme souvent. Ou dans un aéroport, on sait jamais. Ça fait du bruit, ça court, ça gueule. Des foules de gens serrés comme il n’en existe plus. Je cherche le vol pour Las Vegas, en me demandant bien ce qui m’a pris. Je viens te rejoindre. Arriver à Vegas, de nuit, c’est comme regarder un film en 3D, tu sais c’est jamais ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Mais t’y crois pas.
Moi qui suis un marcheur solitaire, arpenteur des étendues sauvages et amoureux du silence aride, je me retrouve sans même prendre une douche dans le cœur bouillant des casinos. J’ai les mains moites et le ventre vide. Ça brille de partout. Rien ne semble assez clinquant, assez visible, assez luisant. Les pompes à paillettes qui dépassent des pantalons en croco, les costumes Gucci pour chiens de poche, les faux ciels étoilés et les faux canaux du Venetian. Partout se mélange aux touristes excités - téléphone à la main, courant de tables en tables, profitant, fébriles des verres gratos et des attractions pour adultes friqués - les âmes perdues, errantes des longs couloirs vides. Dans les casinos les plus pourris, les femmes de ménage, chauffeurs ou plongeurs viennent dépenser leurs dollars en espérant décrocher le jackpot et se tirer enfin de ce trou à rat. Mais pour l’instant, il y a la queue au Golden Nugget. Je suis soûl, je n’ai rien gagné et je ne sais plus l’heure qu’il est. Les machines à sous me dépriment.
Il est presque midi et la ville est vide et morte. Ça décuve le mauvais champagne dans des chambres sans fenêtres. Le pied sur l’accélérateur, calé tranquille à 70, je regarde Vegas qui s’éloigne dans le rétro. Adiós, roulettes, black jack et néons voraces. Vous me rendez triste. Je me souviens de cette vieille, seule, à 6 heures du matin sur sa machine à sous. Le soleil chauffe ma peau à travers le pare-brise. Vegas, ici même les morts dansent sous la lumière.

Devant, autour, partout, le désert encore froid, le ciel brûlé et la route si noire. Si grande, si douce, comme un ruban de soie sur la roche rouge. Il ne reste des Indiens des boutiques de breloques, des attrape-rêves made in China dans les rayons des gas station et quelques noms, parfois, qui nous rappellent les chants tristes des tribus. On descend vers Kaweah River et Lone Pine, Californie. Sur le bord de la route, un couple de jeunes mariés se fait photographier devant leur limousine. Chapeau de cow-boy brillant et désert de poussière, l’Amérique est là devant moi, sans voir qu’elle est belle.
Au rythme régulier des motels aussi glauques que dans nos rêves, les nuits passent. On fait l’amour devant le chauffage. Ça sent le burger et le gras jusque dans la bagnole. Merde.

Bakersfield, Three Rivers, l’Amérique se fatigue et défile devant nos vitres. Déjà 800 bornes au compteur. Toujours des parking, toujours des pompes à essence et toujours le soleil sur la roche brûlée. Le désert envahit tout, mais l’Amérique, bien sûr, joue la plus conne et plante là, dans la vallée morte, une oasis artificielle, avec piste d’atterrissage et golf privé, retraités multicolores et Bud à 10 dollars. Badwater, 28°C. Ici, on arrose la pelouse avec des glaçons.
De temps en temps, perdus sur la route, quelques touristes se prennent en photo dans le sable blanc. Les parkings sont bondés de voitures trop propres pour le désert. On suit la Sierra du sable à la neige et au sable encore. Loin déjà les artères artificielles de Vegas et les gonzesses à plumes. Les cactus en fleurs défilent par la fenêtre. Je pense à tous ceux que j’ai lu, Hillerman, Harrison, Brautigan, Kerouac. Ils sont bien loin. So what ?

On prend un sandwich dans un troquet. Ça dégouline toujours sur les doigts. Je rêve d’un café qui en soit un mais je retrouve sous les forêts géantes de séquoias un peu d’air et d’amour. On se tient côte à côte en écoutant la chouette. Je fredonne Harvest Moon. On est loin pourtant des terres sauvages. Chaque croisement déborde de panneaux publicitaires pour le Séquoia Park et les vendeurs de souvenirs en plastique.
On conduit une de ces bagnoles pour européens, qui ne veulent pas de pick-up démesurés. Sur les routes enneigées de Grant Grove on nous regarde comme des fous. J’en ai vu d’autres. Un oiseau tout bleu nous suit un moment, j’aimerai connaître son nom.

Les jours passent et on abandonne l’Amérique des grands arbres et les routes enneigées de Séquoia Park pour les autoroutes géantes et plates de Californie. Les champs d’orangers à perte de vue, dégueulent leurs ouvriers mexicains sous-payés qui se planquent pour fumer. Sur le bord de la route, les barbelés marquent parfois le bord de champs trop vert. Des fringues et un drapeau confédéré prennent le soleil. On fait la tournée des villages paumés, où s’enchaînent les pubs à moitié vides, les tables de billard constellées de trous de clopes, les églises en néons et les ouvriers qui finissent leur journée devant un burger bas de gamme, la Santiag bien calée dans la barre du comptoir devant une télé trop grande.
Il est déjà tard quand on arrive au bord de l’océan. Ça pue la carte postale et les instagramers en procession. On va bouffer au bord de l’eau et regarder les mouettes de Santa Barbara. J’ai l’impression de me balader dans un album de Martin Parr, traînant au milieu des couples de riches blancs en surpoids, chemisette à fleur et sandales en cuir. J’essaie de commander une bière, mais la serveuse est complètement prise par un remix de Sweet Home Alabama qui passe sur la sono. Les pick-up on laissé la place aux Buick bien lustrées. On est loin des polars d’Ellroy crois-moi. J’ai envie de me trouver des lunettes de couleurs et un bob de pêcheur à la mouche pour déambuler façon Raoul Duke - Las Vegas Parano - les jambes flageolantes et le regard vitreux. On traîne au soleil, sous les palmiers géants et les cafés multicolores en buvant des bières à Malibu.
Dans la nuit, on se laisse enfin avaler par les rubans de lumières infinis de la deux fois six voies qui s’engouffre dans l’abysse de Los Angeles. Cette ville est un démon, un ogre démesuré qui avale tout ce qui passe à sa portée.
Une aigrette dégueulasse traîne le long du canal. Elle regarde passer un dollar qui flotte devant elle. Je suis un peu malade. Tu commandes un latte et un avocado toast sur Venice Beach, je te marmonne quelques mots de Ginsberg que tu n’entends pas et tu me prends en photo. On paye une fortune pour poser nos culs dans une voiturette de golf et découvrir les studios de la Paramount. Je prends en photo des gens en costumes d’époque, un distributeur d’os pour chiens et un mannequin dans un cercueil puis on finit la journée dans les bouchons de Mulholand Drive sous un ciel orageux. J’ai envie de toi, mais le mec derrière klaxonne dans son Chevrolet et tu m’emmènes bouffer les meilleurs sushis de la ville.
Une jeune femme se balade les nichons à l’air devant les studios Disney et on croise une cortège de catho avec des pancartes « I Love Jesus ». Princesse Leïa fait signer une pétition à un mec avec un t-shirt Viet Vet’ et on cherche un magasin dont je ne me souviens plus. Les anges de la Cité sont siliconés et puent les frites, mais un vieux surfer blond chante Blowin’ in the Wind et je lui laisse une pièce.
Je fume quelques cigarettes sur Hollywood Boulevard, puisqu’on ne peut fumer nulle part. Les stars sont des fantômes et les paumés, clochards pas si célestes plantent leur tente sur Sunset Boulevard. Tacos à volonté, acteurs ratés, bagnole en or : ça pue le fric autant que la misère. Tu me prends la main et me traînes dans un café.

T’es mille fois plus belle que L.A.

Série réalisée avec le Leica M 240 - 35/2 Summicron en partenariat avec le Leica Store Marseille.

Interview sur le site de Leica Fotografie International : https://www.leica-camera....-not-from-here/